La mission Garneau comme si vous y étiez
par Claude Lafleur
Version originale du texte publié dans le Québec Science
de janvier 1985 (pages 30 à 35) (Note: j'amorçais
alors ma carrière de journaliste; il s'agit de mon premier reportage.)
Mardi, 2 octobre 1984, un grand nombre d'avions convergent vers un même
but: le Kennedy Space Center. Une escadrille de petits réactés
T-38 transporte un équipage de sept astronautes alors que d'autres
avions -- de lignes aériennes régulières -- amènent
à pied d'œuvre des journalistes.
Peu avant d'atterrir à
l'aéroport de Melbourne, mon Boeing 727 survole, à l'altitude
de neuf kilomètres, le Cape Canaveral. De cette hauteur, seul l'immense
hangar de 52 étages où sont assemblées les Navettes
est visible. Bien que je ne la voie pas, je sais cependant que l'une d'elle
attend sur son pas de tir, prête à sa mission.
Dans la nuit de mardi àmercredi,
«à 1h00 très précise du matin, annonce la NASA,
le compte à rebours en vue du lancement de Challenger débute».
Cette série d'opérations chronométrées consiste
principalement à faire le plein en carburant des divers systèmes
propulsifs de la Navette et à vérifier soigneusement l'état
de chaque élément du véhicule. Ce décompte
s'étend sur une période de 53 heures et 3 minutes et comprend
quatre pauses qui, normalement, sont des temps de repos pour les équipes
au sol. Mais, en cas de pépins, ces arrêts permettent de résoudre
les problèmes et de reprendre le temps perdu.
Pour les astronautes, mercredi
est une journée de repos. À ce stade de leur préparation,
ils sont considérés parfaitement aptes à réaliser
leur mission. Chacun d'eux a maintenant le loisir de vivre ces derniers
instants comme il l'entend. Déjà, durant la semaine précédente,
ils se sont ajustés à l'horaire de vol qui leur imposera
des journées débutant à quatre heures du matin. En
soirée, la NASA offre une réception où sont conviés
exclusivement les astronautes et leurs proches. Marc Garneau dira plus
tard que cette soirée «est un moment d'intensité émotive
incroyable».
Pour nous, journalistes,
mercredi marque notre entrée au centre spatial: nous y faisons la
cueillette de notre carte de presse et d'une montagne de documents. C'est
également l'occasion de rencontrer nos confrères, de revoir
des amis et de s'en faire de nouveaux.
Durant cette période, le compte à rebours se déroule
conformément au plan. La préparation va en fait si bien que
les neuf heures de pause qui marquent la journée du jeudi se transforment
en quasi-congé pour les techniciens au sol. Durant la matinée
du jeudi, le commandant de la mission, Bob Crippen (à droite), et
son pilote, Jon McBride, pratiquent les manœuvres d'atterrissage à
bord d'un avion simulant parfaitement les caractéristiques aérodynamiques
de Challenger.
Pour nous, la journée se passe en conférences: tour à
tour, les principaux responsables du vol et les titulaires des expériences
à réaliser au cours de la mission traitent de leur «enfant
chéri». Déjà, l'ambiance au Cape devient
plus fébrile. En après-midi, Bob Thirsk (le substitut de
Marc) nous rend visite. À quelques heures du lancement de son compagnon,
Bob est d'une sérénité et d'un calme surprenant. Regrette-t-il
de pas être à la place de Marc? «Non, j'y serai à
la prochaine!», clame-t-il avec foi.
En soirée, la plupart
des journalistes se rendent aux abords du pas de tir. Cette traditionnelle
séance de photos se fait au coucher du Soleil. La scène est
fantastique: alors que le Soleil finit d'éclairer le site, une étrange
machine se dresse à la verticale: un immense obus de couleur rouille
est flanqué de deux cierges romains et d'un curieux planeur noir
et blanc. Ce dernier, l'orbiteur Challenger, a les dimensions d'un DC-9.
Il est attaché à un réservoir qui contient tout l'oxygène
et l'hydrogène alimentant les moteurs principaux de l'orbiteur.
De chaque côté du réservoir, deux cylindres blancs
y sont attachés: ce sont les plus gigantesques fusées à
poudre jamais construites. L'ensemble fait 47 mètres de haut et
pèse 2,000 tonnes. En arrière plan, la structure de service,
un immense agencement de métal rouge, donne accès aux diverses
parties du véhicule. Imaginez, je suis à seulement une centaine
de mètres d'un véhicule en partance pour l'espace!
Jusqu'à présent,
les conditions météo sont parfaites et le compte à
rebours se déroule normalement: les chances de voir s'envoler Marc
dès demain matin semblent par conséquent excellentes. À
quelques heures du départ, je vais me reposer à l'hôtel...
mais peut-on dormir dans un tel contexte? Moi pas!
L'aube du lancement
Marc raconte sa veillée du lancement: «Je me suis couché
à sept heures du soir, en me disant que si je parvenais à
dormir, tout irait bien. Je pense que je n'ai pu fermer l'œil que vers
21h30, et l'on m'a réveillé à trois heures du matin.
J'étais particulièrement heureux d'avoir été
suffisamment calme pour dormir cinq heures cette nuis-là, sans prendre
de médicament. Je me suis fait la barbe, et je me suis aussi rasé
un peu la poitrine afin de faciliter la pause des électrodes qui
transmettront mes battements de cœur durant l'envolée.»
Vers trois heures du matin,
en compagnie d'un confrère, je quitte l'hôtel. En regardant
en direction du Cape, nous apercevons un énorme jet de fumée
blanche qui semble émaner du pas de tir. Étrange... Au fur
et à mesure que nous progressons, nous constatons que cette fumée
est formée par la lumière qui jaillit des projecteurs qui
illuminent la Navette. L'éclairage est tel qu'il est visible d'au
moins quarante kilomètres à la ronde!
Pour les astronautes, à
la suite d'un dernier examen médical, c'est le repas traditionnel
d'avant lancement. «Il y a des caméras, mais aucun de nous
ne parle beaucoup, raconte Marc. Nous pensons à notre mission...
c'est très proche! Au déjeuner, il y a quelques invités,
dont le ministre canadien des sciences et technologies et son épouse.
Cela me fait plaisir de voir des Canadiens au dernier déjeuner.
Par la suite, nous revêtons notre simple combinaison unipièce
[faite de toile à l'épreuve des flammes] et puis nous prenons
le petit autobus qui nous conduit vers le pas de tir.»
Il est en fait 4h13 précise lorsque l'équipage des sept astronautes
quitte ses quartiers d'habitation pour monter dans une camionnette de transport
toute neuve. La NASA précise qu'étant donné le nombre
record d'astronautes à s'envoler, elle a dû remplacer son
ancien minibus par un plus gros!
Marc était-il nerveux
à ce moment précis, puisqu'il donne l'impression de quelqu'un
d'absent? «Oui probablement, j'étais vraiment absorbé
par ce qui allait se passer. Je n'étais pas vraiment nerveux, mais
je pensais à ce qui s'en venait. J'étais conscient que beaucoup
de Canadiens avaient les yeux rivés sur moi. Je me souviens d'avoir
vu certaines personnes que je connais. J'avais un peu la tête ailleurs...
l'esprit ailleurs! Alors je m'embarque dans l'autobus et nous filons vers
la navette. Y'a des plaisanteries... comme tout le monde qui se lève
de bonne humeur!»
En route vers le pas de
tir, le convoi passe tout près du site de presse; c'est notre dernière
chance de saluer l'équipage. Marc se rappelle: «Arrivé
au launch pad, nous prenons l'ascenseur qui conduit jusqu'à
l'aire d'embarquement, au niveau 155 [pieds]. C'est vraiment à ce
moment qu'on s'aperçoit que c'est le dernier point. Si on a des
doutes à propos de ce qui va se passer, il est déjà
trop tard. Mais tout le monde est de bonne humeur. Mes compagnons ont l'air
confiant, et cela me met plus à l'aise. Je pense que moi aussi j'avais
l'air confiant... faut tous s'encourager!»
Deux heures trente avant le lancement, les sept astronautes prennent place
tour à tour à bord de Challenger. Dans l'ordre, le commandant
Bob Crippen s'installe sur le siège gauche du cockpit, le pilote
Jon McBride prend celui de droite. Sally Ride et Kathy Sullivan occupent
les deux sièges à l'arrière du cockpit. Pour Marc
et Paul Scully-Power, leurs sièges sont situés à l'étage
inférieur (appelé mid-deck), alors que Dave Leetsma
s'assoit près de l'écoutille.
«En général,
relate Marc, on attend à l'entrée de la petite passerelle
qui conduit à la chambre blanche [qui donne accès à
l'écoutille d'entrée de Challenger]. À la dernière
minute, juste avant de s'engager sur cette passerelle, on va aux toilettes.
N'oublions pas qu'une fois installé dans la Navette, il y au moins
deux longues heures d'attente... [Les astronautes sont munis d'une "couche"
qui leur permet de pourvoir au plus pressant.] Le moment venu, un technicien
nous invite à nous rendre à la chambre blanche. Alors moi,
j'attendais jusqu'à ce qu'un technicien me dise "ça va prendre
cinq minutes".»
«J'étais le cinquième à entrer...», poursuit-il.
Contrairement aux autres membres de l'équipage, qui prennent tout
leur temps avant de s'embarquer, Marc s'installe rapidement dans l'orbiteur.
Craint-il qu'on lui dise: «Désolé, il n'y a plus de
place à bord?» «Non! Ce qui est arrivé, c'est
que Sally et Kathy ont pris pas mal de temps pour jaser (photo). Elles
sont arrivées un peu trop tôt et elles ont décidé
de parler aux techniciens. Par contre, lorsque je suis arrivé à
la chambre blanche, ils étaient tous prêts. Je n'ai eu qu'à
enfiler mon casque et mon safety harness [trousse de secours, en
cas d'atterrissage impromptu] et j'ai plongé dans l'écoutille.»
À l'intérieur
de Challenger, Franklin Chang (lui-même astronaute recrue) aide l'équipage
à prendre place. Chang boucle les ceintures, installe l'alimentation
en oxygène, branche le système de communication individuelle,
etc. «Alors tu entres, tu te mets dans ton fauteuil et puis il t'attache.
Il te demande si tout va bien; tu lève ton pouce en signe de confirmation.
Tu vérifies si les communications sont bonnes entre toi le centre
de contrôle. Et après, tu attends...»
Seuls, au pas de tir
Les sept astronautes ayant
tous pris place à bord, Chang quitte Challenger. À 5h20,
l'écoutille est définitivement fermée et tout le personnel
quitte les abords de la Navette. Au pas de tir 39A, l'équipage est
désormais fin seul...
A ce moment, à quoi
penses Marc durant ces deux heures? «Ah, répond-il, ça,
ce sont les deux heures les plus difficiles! Il n'est certainement pas
question que tu songe à redescendre!, lance-t-il en rigolant. Je
peux parler avec mes compagnons. Scully-Power est à côté
de moi. De temps en temps, on peut faire des blagues via le système
de communications internes. On se sent très confiant, parce qu'on
est entre les mains de Crippen. Lui et Jon racontent des tas d'histoires.
Je parle peu... Nous faisons des farces... stupides... juste pour passer
le temps et pour se rassurer.»
Est-ce que, à un
moment donné, on se demande «Et si ça explosait?»
«Oui, oui, mais pas à ce moment-là. Durant ces deux
heures, on se demande si vraiment on veut y aller dans l'espace... Ce n'est
pas parce qu'on pense au danger, cest qu'on s'aperçoit qu'il y a
quelque chose de très dramatique qui va se passer. On ne pense pas
au danger tel quel, mais on se demande "Est-ce que l'expérience
va me changer?, comment vais-je m'en sortir, huit jours plus tard?"
Je me rappelle que, durant les deux heures, j'y ai songé très
souvent. C'est un moment très impressionnant! En fin de compte,
je me suis dit "Suis-je bien entraîné?... suis-je vraiment
prêt? J'ai toujours voulu faire ce que je fais et ce n'est pas le
moment de vraiment y penser." Ainsi, je suis resté rationnel. "Laisse-toi
aller, il est trop tard pour changer des choses. Naturellement!"... Une
fois rendu dans l'espace, là on est content d'avoir maîtrisé
ses doutes!»
Le compte à rebours
progresse «toujours à la perfection», nous précise
avec fierté le directeur du lancement Jay Greene. Lorsque l'horloge
n'indique plus que vingt minutes de décompte, la chronologie marque
une pause prévue de dix minutes afin de synchroniser les ordinateurs.
À 6h33, le compte
reprend normalement jusqu'à l'ultime pause (de dix minutes) qui
permet de faire face aux ennuis de dernières minutes. Tous les préparatifs
s'étant parfaitement enchaînés, nous sommes
prêts! Les conditions météo se montrent également
favorables au tir: seuls quelques petits nuages flottent ici et là.
Durant cette pause, nous sentons la tension monter dans les estrades: le
silence se fait, les documents de presse sont rangés, les stylos
aussi, alors que les appareils photos sont pris en mains...
Il fait toujours nuit lorsque,
à 6h54, la chronologie reprend à T-9 minutes («T moins
neuf»). Sur le pas de tir, la passerelle reliant Challenger à
sa rampe de lancement est retirée et Jay Greene demande aux astronautes
d'abaisser la visière de leur casque et d'augmenter le volume de
la radio de bord.
Marc se rappelle: «Lorsque,
finalement, on arrive aux dernières minutes, il y a tellement de
choses en train de se passer qu'on se met à l'écoute des
événements. Jusqu'à ces derniers instants, il n'y
avait pas de bruit, rien ne fonctionnait. On pouvait avoir l'impression
d'être dans un simulateur au sol. Mais lorsque les systèmes
hydrauliques s'activent, ça fait du bruit. On sent que la machine
commence à fonctionner. Elle prend vie! C'est alors, seulement,
qu'on s'aperçoit que nous ne sommes plus dans un simulateur.»
Les astronautes ont pratiqué
des centaines de fois les opérations de départ dans les simulateurs
du Centre spatial Johnson. Ils ont ainsi assimilé des séries
entières de mouvements en gestes réflexes, se préparant
avec minutie à faire face à toutes les éventualités
imaginables. «Nous entendons plein de petits bruits. Et nous sommes
aux aguets...»
À 3 minutes et 30
secondes du décollage, la Navette ne dépend plus des servitudes
du sol (alimentation électrique, principalement). Et, à trente
secondes de la mise à feu, toute l'opération passe aux mains
des ordinateurs de bord.
T-16 secondes, des milliers
de gallons d'eau transforment la table de lancement en véritable
chute Niagara. L'eau ainsi déversée produit un coussin qui
amoindrira les vibrations et les réverbérations sonores produites
lors du lancement. (Celles-ci pourraient sérieusement endommager
la structure de l'orbiteur, particulièrement ses ailes.)
À T-4, «We
have Main Engines start!», annonce le commentateur officiel de
la NASA. Les trois moteurs principaux de l'orbiteur s'allument, produisant
une poussée équivalente à cinq cent tonnes. À
l'intérieur, l'équipage perçoit très soudainement
la détonation. La seule poussée des moteurs de Challenger
fait basculer latéralement l'habitacle des astronautes de près
d'un mètre. Mais la Navette demeure toujours au sol.
À cet instant, le
Soleil s'apprête à se lever et le ciel prend ses teintes orangées.
De l'angle d'où nous sommes, à 3 kilomètres de distance,
nous ne voyons que peu la Navette puisqu'elle est derrière la structure
métallique de service. Deux immenses nuages de fumée blanche
jaillissent de chaque côté de la structure.
Deux secondes avant le décollage,
les ordinateurs de bord vérifient le fonctionnement des trois moteurs
principaux et, seulement alors, actionnent la mise à feu des deux
propulseurs à poudre.
Double levé de Soleil
«3..., 2..., 1..., zero! History's largest astronaut crew is on
its way!», crient les haut-parleurs. Instantanément,
les propulseurs à poudre dégagent une poussée de 2500
tonnes et, immédiatement, la Navette s'élève!
Il est alors exactement 7 heures
3 minutes et 435 dix-milièmes de seconde ce vendredi 5 octobre 1984.
Stupéfaction! La
flamme dégagée est de couleur argent si étincelante
qu'elle en est presque aveuglante. Autre surprise, nous voyons s'élever
Challenger presque en silence... Ce n'est en effet que quelques secondes
après le départ que nous recevons le choc de l'onde sonore.
Et quel choc! On dirait qu'un coup de vent nous frappe en pleine figure...
et pourtant il n'y a pas de vent!
Les deux fusées à poudre produisent une pétarade très
sourde, alors que les moteurs de Challengers donnent l'impression de cracher
du feu. Il se produit un vacarme épouvantable; la terre autant que
nous tremblent! En s'élevant, la Navette dégage une brillante
flamme longue de deux cent mètres et dresse, sur son passage, une
véritable colonne de fumée grise.
Les astronautes à
bord de Challenger ne voient rien de très spectaculaire; tout au
plus ont-ils l'impression que la tour de service «s'effondre»
vers leur gauche. Ils ressentent cependant de tout leur être l'enfer
qui se déchaîne sous eux: l'incroyable puissance qui se dégage
des moteurs et le vacarme palpitant d'un vaisseau qui accélère
rapidement vers les étoiles.
À l'altitude de cent
mètres seulement, le déroulement de la mission passe sous
la responsabilité du centre de contrôle de Houston. Son porte-parole
nous annonce que tous les moteurs de la Navette fonctionnent parfaitement.
Le véhicule pivote
de 120 degrés sur lui-même afin de s'orienter dans la direction
d'une orbite inclinée à 57 degrés par rapport à
l'équateur terrestre. Challenger se trouve alors suspendu au-dessous
du réservoir externe et l'équipage se trouve dès lors
à voler la tète en bas.
L'accélération
croit tellement rapidement que les astronautes sont compressés dans
leur siège. Il devient vite impossible pour eux de distinguer toutes
autres directions que celle de l'avant. Ils se sentent de plus en plus
lourd et ne peuvent bouger leurs bras que très difficilement. Le
véhicule grimpe déjà à la vitesse de 5,5 kilomètres
à la seconde. En moins de trente secondes, le ciel bleu perçu
à travers les hublots de l'orbiteur à fait place au noir
foncé de l'Espace.
Après cent vingt
secondes de vol, les deux propulseurs à poudre s'éteignent.
L'équipage perçoit une certaine décélération,
suivie de deux éclairs: les propulseurs ont été largués.
Ils seront récupérés en mer et réutilisés
ultérieurement pour d'autres lancements. L'intérieur de la
cabine devient alors beaucoup plus calme: seul les moteurs principaux de
Challenger fonctionnent à présent et le bruit qu'ils génèrent
ressemble davantage à celui de moteurs électriques.
Pour notre part, au sol,
nous admirons ce spectacle qui dépasse, croyez-en ma parole, toute
imagination! En moins d'une minute et demie, il est déjà
difficile de voir la Navette tant elle est haute. Il est cependant facile
de suivre son chemin car la colonne de fumée est encore intacte.
Détail cocasse: chemain faisant, la Navette a traversé les
nuages et, à l'endroit où elle est passée, un trou
bien circulaire en témoigne.
Marc se rappelle que «durant
les premiers instants de vol, on ne ressent pas tellement la force de l'accélération.
Vers la huitième minute, on commence à avoir quelques difficultés
à respirer, juste un peu. On subit alors une force de 3 G [trois
fois la gravité terrestre], durant environ une minute et demie.
Au cours de ces quatre-vingt-dix secondes, nous subissons beaucoup de pression
sur la poitrine ce qui rend la respiration plus difficile. C'est désagréable,
mais sans plus. Je ne dirais surtout pas que cette expérience est
pénible.» C'est «la vache qui nous écrase»,
tel que décrit par un cosmonaute soviétique (voir Québec
Science de septembre 1984).
Le véhicule, maintenant
composé de seulement Challenger et du réservoir externe,
poursuit son ascension à la vitesse de 15 km/sec. À 8 minutes
51, le commandant Crippen annonce: «We've got MECO»
-- les moteurs principaux de Challenger sont éteints. Le communicateur
au sol, John Blaha, conclut la fin de la phase propulsée en disant
simplement «Roger, Thanks up!»
Seize secondes plus tard,
le réservoir est largué et va brûler dans l'atmosphère
terrestre alors que Challenger se place sur orbite. Pour Marc: «Ça
vient tellement soudainement! Quand ils coupent les moteurs, t'us avances
immédiatement, comme dans une auto qui frêne rapidement...
très rapidement, mais ta ceinture te retient. Tu sais maintenant
que tu es en apesanteur! Je me suis alors souvenu de mes exercices dans
l'avion d'entraînement KC-135 où l'absence de gravité
ne durait que 25 secondes. Tu réalises à présent qu'à
bord du KC-135, tu n'étais pas véritablement en apesanteur
comme c'est le cas dans la Navette. En avion, c'était près
de 0 G, mais ici, tu es encore plus près de la gravitation zéro
absolu.»
Étrange univers
«Certaines personnes
ont mentionné que la première impression que l'on a en apesanteur,
c'est celle de tomber indéfiniment. Dans mon cas, je me suis senti
à l'aise dès le début. Je regardais le mur devant
moi et, même si j'avais la tète en bas, je n'en étais
pas conscients. J'ai défait mes sangles et j'ai quitté mon
siège. On nous dit de prendre tout notre temps... rien ne presse.
C'est une nouvelle expérience et on veut éviter de commettre
des erreurs. Y'a aussi beaucoup de monde dans la boite! Avant l'envolée,
Crippen m'avait dit: "Parfois, on a tendance à se pousser un peu
trop fort ou à battre des pieds, ce qui ne sert à rien."
Je suis effectivement allé me frapper un peu partout, juste pour
avoir l'expérience de se déplacer! J'avais bien écouté
ses recommandations, et j'ai finalement appris très vite. Après
quelques minutes, j'ai enlevé mes bottines afin de mieux utiliser
mes pieds pour me guider et me retenir en place.»
«L'apesanteur est un état très étrange. Nous
avons une très mauvaise perception de l'endroit où nous nous
trouvons, particulièrement si nous fermons les yeux quelques instants.
Même si vous tentez alors de flotter sur place, le simple courant
d'air engendré par le système de climatisation aura tôt
fait de vous transporter n'importe où! Ainsi, si vous fermez les
yeux durant cinq minutes, il est absolument impossible de savoir où
vous vous trouverez! Sans la vue, vous n'avez aucune perception des déplacements
et il vous est impossible de différencier le haut du bas. Si vous
tentez de pointer de la main quelque chose en fermant les yeux, il y a
de grandes chances pour que vous soyez totalement hors cible. J'en ai fait
l'expérience plusieurs fois là-haut.»
«Il y a bien d'autres
phénomènes illusoires en apesanteur. L'une des expériences
que j'ai réalisées consistait à prendre un objet et
à l'amener derrière mon dos, tout en gardant mes yeux bien
fermés. "Simple à faire", direz-vous! Bien au contraire.
très compliqué à réussir dans les faits. D'autre
part, lorsque vous allez vers un objet, vous avez souvent l'impression
que c'est plutôt l'objet en question qui vient vers vous! Je ne puis
malheureusement pas expliquer moi-même la raison de ces étranges
perceptions.»
«A aucun moment de
la mission, je n'ai souffert du mal de l'espace. En fait, durant les premières
heures, je me suis senti quelque peu sensible à ce genre de malaise.
Mais j'ai fait attention. Notre première journée de vol étant
si chargée, avec la mise sur orbite du satellite ERBS, que je n'avais
pas le temps d'être malade. Je me suis, en fait, habitué très
rapidement à l'apesanteur. Lorsque, plus tard, j'ai tenté
de provoquer les malaises (pour les besoins de mes études médicales),
il m'a été impossible de les ressentir. Et, croyez-moi, j'y
ai mis beaucoup d'ardeur! A vrai dire, je n'ai aucune idée de ce
qui s'est passé: j'étais pourtant convaincu que je serais
malade en vol!»
«Je dois ajouter que
j'ai eu des problèmes de dos. En apesanteur, tout le corps s'étire
puisqu'il n'y a pas de pression qui s'exerce sur nous. Notre colonne vertébrale
s'allonge, ce qui fait réagir certains nerfs plus sensibles. On
a un mal de dos semblable à celui qui nous afflige parfois sur Terre.
Mais après quelques jours, ça disparaît.»
«Pendant les trois
premiers jours, nous mangions des aliments frais. Nous nous amusions beaucoup
avec la nourriture, spécialement avec les liquides. Lorsque nous
mangeons, nous nous installons aussi bien sur les murs qu'au plafond...
et parfois même sur le plancher! Dans l'espace, nous n'avons pas
de contraintes d'orientation, nous sommes tout aussi confortables dans
n'importe quel sens. Nous occupons donc tout le volume, ce qui fait qu'il
y a, en réalité, beaucoup plus de place que ce que l'on imagine
sur Terre.»
«En apesanteur, j'ai
très bien dormi, mais certainement pas les huit heures prévues.
Non, c'est trop excitant pour dormir aussi longtemps! On dort peut-être
six ou sept heures par jour... d'un sommeil semblable à celui des
terriens. Mais quand on se lève, on se réveille plus vite.
Durant les premiers jours, j'ai peut-être eu un sommeil un peu plus
difficile à cause de mon dos. Cependant, je ne me réveillais
que pour quelques minutes de temps en temps, rien de plus grave.»
L'expérience de ma vie!
«Mon voyage a été une expérience absolument fantastique! J'ai vraiment eu énormément de plaisir, je vous le jure. J'ai eu le privilège de faire ce que peu de gens ont pu vivre. Je m'estime fort chanceux d'être né au bon moment et à la bonne place pour vivre une expérience aussi incroyable. J'espère, du fond de mon cœur, avoir la chance d'y retourner une seconde fois. Mais, à bien y penser, le simple fait d'avoir participé à une telle entreprise, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa vie, c'est déjà formidable!»
L'équipage est venu se poser sans encombre le 13 octobre à 12h26 à Cape Canaveral, au terme d'une mission de huit jours au cours de laquelle tous les obsectifs de mission ont été remplis. À droile, le commandant Crippen, aux commandes de Challenger, observe le bon déroulement de la rentrée dans l'atmosphère. Par les hublots, il voit les gaz surchauffés qui enveloppent l'orbiteur durant la traversé de la haute atmosphère. Ci-dessous, trois images montrant l'arrivée de Challenger sur la piste de Cape Canaveral. |
Leur mission complétée avec brio, les cinq hommes et deux femmes du vol STS 41-G descendent de l'orbiteur Challenger et l'inspectent avant de s'embarquer dans la mini-van qui les ramènera à leurs quartiers d'habitation. |
Post scriptum Marc Garneau a eu la chance de s'envoler pour l'espace une deuxième fois -- douze ans plus tard! -- à l'occasion de la mission STS 77 réalisée en mai 1996. Il s'entraîne maintenant pour la mission STS 97 prévue pour l'an 2001. Bob Thirsk, son substitut, aura mis 13 ans avant de s'envoler lors de la mission STS 78 (juin 1996).
Voir la fiche de la mission STS 41-G.
© Claude Lafleur, 1999
Retour à la Page d'accueil
ou à la Table des matières détaillée