« Mon voyage en orbite »

Par Claude Lafleur
Extraits de Le métier d'astronaute

        Nous voici déjà au onzième jour de notre mission, à la veille de notre retour sur Terre.  Comme le temps a passé vite !  Depuis notre départ de Cape Canaveral – il me semble que ça fait déjà une éternité – j’ai vécu tant d’émotions…
        Depuis le temps que mes collègues essayaient de me décrire « comment c’est l’Espace » – en me disant que c’est une expérience impossible à décrire –, voici que maintenant je comprends ce qu’ils ressentent… À mon tour d’essayer de décrire aux autres « comment c’est l’Espace » sans pouvoir trouver les mots…
         Eh oui, il n’y a pas de mots pour décrire tout ce que j’ai vécu ces dix derniers jours !  Aucun vocabulaire, dans quelques langues que je connaisse, ne pourrait rendre l’intensité de l’expérience.  Même le poète le plus talentueux, j’en suis convaincu, ne pourrait évoquer les fantastiques images qui se bousculent dans ma tête.  Je sais maintenant, je comprends désormais qu’il me sera impossible de partager l’expérience époustouflante que je suis en train de vivre.

         Bien sûr, comme chacun l’a entendu dire, admirer la Terre par les hublots est un spectacle grandiose.  Les teintes de bleus sont tellement plus riches que ce qu’une caméra, même munie du film le plus sensible, peut capter.  C’est un spectacle d’autant plus fantastique qu’il défile sous nos yeux en trois dimensions.  Je comprends à présent quand mes confrères me disaient que les films que j’ai pu voir sur écran géant IMAX ne sont que de pâles représentations de la réalité.
         J’en ai même été profondément frappé, car admirer la Terre est une foudroyante leçon d’humilité tant on se sent petit et bien peu de chose à côté de cette merveille de la Nature.  Je comprends désormais pourquoi tant de mes collègues, de retour de l’Espace, deviennent d’ardents militants pour la protection de l’environnement.  Mais surtout, j’ai été renversé de réaliser à quel point il est difficile de reconnaître l’endroit que nous survolons.  Mes camarades m’avaient pourtant prévenu.
        Me passionnant pour la géographie, j’avais étudié attentivement les cartes et le relief des pays que j’allais survoler en me disant bien que je ne m’y ferais pas prendre.  Mais tout est si différent vu d’ici, à quatre cents kilomètres d’altitude !  Contrairement à ce qu’indiquent toutes les cartes, il n’y a pas la moindre trace de frontières sur la Terre, c’est un monde uni tourbillonnant de mille teintes de bleu, de blanc et de brun.  C’est un cliché de le dire mais tous nos dirigeants qui s’acharnent tant à diviser le monde selon des frontières artificielles devraient venir voir ça.
        L’autre chose qui m’a tout aussi troublé, malgré que j’avais vu tant de photos de la Terre, est d’observer que notre présence humaine passe presque inaperçue.  Nous qui nous croyons si importants sur cette planète, voilà qu’il faut être très attentif pour repérer nos constructions… Il faut vraiment chercher le moindre signe de civilisation pour découvrir notre présence.  Une autre belle leçon d’humilité…

         Ce qui est encore plus difficile à décrire est l’état dans lequel je vis -- ce que les spécialistes appellent l’apesanteur ou microgravité – c’est-à-dire l’état où on a la sensation qu’il n’y a plus de gravité.  Bien sûr, comme tout le monde, j’ai vu des films d’astronautes flottant et virevoltant dans leur vaisseau spatial.  On m’a décrit et raconté comment c’est, combien il est à la fois hilarant d’être dans un monde où tout flotte mais, en même temps, combien c’est difficile de vivre dans un environnement où il faut toujours tout attacher, y compris soi-même.  S’il est extraordinairement plaisant et déroutant de jouer en apesanteur, la moindre tâche devient difficile à accomplir… Ça, je ne me lasserai jamais de le raconter !

         Mais comment se sent-on en apesanteur ?  Oh, bien sûr, il y a les petits malaises du début.  Durant les premiers jours de vol, j’avais l’impression d’avoir un gros rhume, mes sinus étaient engorgés et j’avais l’impression d’avoir une tête d’éléphant.  Je ne pouvais malheureusement pas me moucher, puisque je n’avais pas le rhume.  J’ai par contre beaucoup uriné, ce qui a fait diminuer la quantité de liquide qui engorgeait la partie supérieure de mon corps.  Voilà qui, au bout de quelques jours, a soulagé mes symptômes de « rhume spatial ».  Les premiers jours, j’ai aussi souffert de quelques nausées, mais rien de grave.  Ça aussi c’est normal puisque notre organisme se sent complètement déséquilibré.  Heureusement, comme on me l’avait dit, en faisant attention pour ne pas trop me surmener les premiers jours, ça passe…
         À présent, je me sens si merveilleusement bien en apesanteur !  Y’a pas de mots pour décrire ce bien-être-là !  Et voilà justement mon problème : tout le monde me demandera, comme je l’ai fait si souvent auprès de mes camarades : « Comment on se sent dans l’Espace ?»  C’est navrant de le dire, je me dois de le répéter, mais c’est extraordinairement… indescriptible !!!

         Bon, me voilà au terme d’une mission durant laquelle mes coéquipiers et moi avons travaillé sans relâche.  Heureusement que tout s’est bien passé – hormis quelques petits pépins –, car nous n’avions pas assez de nos douze heures de travail quotidien pour faire tout ce qui était inscrit à notre programme de vol.  Cela a été vraiment un formidable travail d’équipe, non seulement entre nous astronautes, mais aussi avec les centaines de spécialistes au sol qui nous ont secondés.  Sans eux, nous n’aurions jamais mené à bien notre mission.
        Et il y a aussi les milliers d’autres spécialistes qui ont rendu possible notre vol, à commencer par les techniciens qui ont préparé notre navette et la foule d’équipes qui ont conçu le matériel et les expériences que nous venons de réaliser.  Ce sont des milliers de personnes qui ont donné le meilleur d’elles-mêmes pour nous permettre de réaliser notre mission.  Sur l’écusson de notre envolée figure le nom des membres de l’équipage, mais il aurait fallu y inscrire aussi des milliers d’autres noms pour rendre justice à tous ces « grands oubliés » de l’exploration spatiale.

         Avant de regagner la Terre, il nous reste la traditionnelle conférence de presse que nous donnerons tout à l’heure en direct de l’espace.  Les journalistes vont encore nous poser les mêmes questions et nous devrons leur répondre patiemment…
         On va peut-être me demander ce que j’ai trouvé le plus difficile à faire durant ma mission.  Vais-je leur avouer que ça été de me coucher chaque soir ?!  Y’avait tant de choses à faire à bord et, surtout, j’aurais aimé passer tellement plus de temps à regarder par les hublots… Vais-je aussi leur confier que j’ai senti un poids énorme sur mes épaules : la responsabilité de devoir réussir toutes les tâches pour lesquelles des milliers de personnes ont tant investi et qu’on ne voudrait pas décevoir à tout prix ?
 Évidemment, on me demandera sûrement si je crains le retour sur Terre, si j’ai peur… On verra bien

* * *

         La conférence de presse en direct de notre vaisseau spatial vient de prendre fin...  Encore une fois, nous avons dû faire face aux mêmes questions !  Mais, cette fois, je savais beaucoup mieux quoi répondre.
         En particulier, une journaliste du quotidien de la ville où je suis né m’a demandé de lui raconter la journée du lancement.  C’est drôle, ça fait à peine une dizaine de jours que ça s’est passé, mais ça me semble si lointain...
        Je me suis souvenu que, la veille du lancement, j’ai très bien dormi, car je me sentais prêt pour ma mission.  Après le petit déjeuner, mes coéquipiers et moi sommes passés à la salle d’habillage où nous avons revêtu les scaphandres jaune-orange.  J’avais l’impression que c’était encore une autre séance d’entraînement, bien que je percevais qu’il y avait cette fois un petit quelque chose de différent.  Mais c’est lorsque nous sommes sortis de nos quartiers d’habitation pour aller prendre le bus que j’ai compris que là c’était pour de vrai !  À la sortie, une bonne centaine de personnes nous attendait, dont quelques-uns de mes proches.  J’ai été ravi de les entendre nous applaudir.  Ça m’a fait chaud au cœur.
         Puis nous sommes montés dans le bus qui nous a conduits jusqu’au pas de tir.  Là, en débarquant du bus, nous sommes allés jeter un coup d’œil au pied de notre navette posée sur sa plate-forme de tir.  Qu’elle est belle !  J’ai été ému en pensant que ce gigantesque vaisseau allait bientôt nous emporter dans l’Espace.  Nous avons ensuite pris l’ascenseur qui nous a emmenés jusqu’à la passerelle d’embarquement.  En attendant mon tour, j’ai admiré une dernière fois la Navette ; quelle machine impressionnante.
         Puis, juste avant que vienne mon tour d’embarquer, je suis allé au petit coin.  Je n’avais pas vraiment envie, mais comme je serai assis des heures les jambes en l’air, avec l’impossibilité de me lever, autant vider le plus possible ma vessie...
         Je suis monté à bord de l’orbiteur et j’ai pris ma place.  Un technicien m’a aidé à m’installer sur le siège, ce qui n’est pas facile lorsqu’on est vêtu d’un gros scaphandre.  Nous avons alors procédé à des tests de communication radio afin de s’assurer que nous sommes tous en mesure de converser avec le personnel au sol.  Entre-temps, les techniciens ont verrouillé l’écoutille de l’orbiteur puis ont quitté les abords de la Navette.
         Nous étions fin seuls, prêts pour le départ.  Mais il restait encore deux bonnes heures avant le décollage et on n’avait plus rien à faire.  Impossible de se lever ou de faire quoi que ce soit.  L’un de mes coéquipiers a sorti un petit livre, d’autres blaguaient entre eux, histoire de passer le temps.  Ce sont là, comme on m’avait prévenu, deux longues heures qu’on doit subir…
         Ai-je alors eu peur ?, m’a demandé la journaliste.  Oui et non.  En fait, jamais je n’ai craint qu’il nous arrive malheur, car j’ai entièrement confiance en la Navette.  Bien sûr, je suis conscient des risques que nous courrons, mais j’ai aussi confiance.  À vrai dire, la seule crainte que j’ai eue consistait à me demander si j’étais parfaitement prêt à réaliser ma mission ; suis-je en mesure de faire face à toutes les éventualités qui pourraient surgir ?  C’est la seule petite crainte que j’ai éprouvée.
         Tout était calme à bord de l’orbiteur.  Ce n’est qu’une dizaine de minutes avant le décollage qu’on a l’impression que la Navette « prend vie ».  On entend alors des clapets et divers appareils s’activer.  On sent que le véhicule se prépare… Finalement, le directeur des opérations de lancement nous demande de fermer la visière de nos casques et nous souhaite bon voyage.
           Les dernières minutes du compte à rebours s’écoulent alors qu’on sent monter une certaine tension.  Mais comme tout se fait automatiquement, on n’a qu’à écouter ce qui se passe.  Dans mes écouteurs, j’entends : « 10…, 9…, 8…, 7… »  Loin en dessous de nous éclate l’allumage des moteurs de queue de la Navette.  On sent le véhicule osciller. « 5…, 4…, 3…, 2…, 1… »  C’est l’allumage des fusées à poudre et le décollage immédiat.
        Là, y’a du bruit, un vacarme assez intense, mais pas effrayant.  On se sent monter comme si on était en ascenseur.  Le vaisseau vibre et tout bouge autour de soi.  C’est impressionnant !  Et plus le véhicule accélère, plus on s’enfonce dans son siège.  On a l’impression qu’une main invisible nous écrase.  Trente secondes après le décollage, on a déjà dépassé la vitesse du son.
         Au bout de deux minutes, les deux fusées à poudre sont larguées et là, ça devient beaucoup plus calme. On a encore sept minutes à faire et l’accélération qui nous cale dans nos sièges devient de plus en plus intense.  Vers la fin, on a de la difficulté à respirer ; il faut faire des efforts pour gonfler nos poumons.  Ce n’est pas effrayant, c’est juste inconfortable.
         Soudain, au bout de neuf minutes, on coupe les moteurs.  Pour nous, c’est comme un coup de frein.  On est brusquement propulsé vers l’avant – heureusement que nos sangles nous retiennent.  Et alors ?  Plus rien, absolument plus rien !  On ne ressent plus aucune vibration, on n’entend plus de bruit, on n’a même plus l’impression que le véhicule avance.  On se croirait revenu dans un simulateur au sol.
         Mais il y a néanmoins quelque chose qui a changé.  On ne s’en aperçoit pas tout de suite.  Mais on réalise enfin que tout flotte autour de soi.  Ainsi, lorsque j’ai défait les sangles qui me retenaient à mon siège, les ceintures ont commencé à flotter.  Et, bien sûr, ça été extrêmement facile de sortir de mon siège… de me propulser hors de lui.  Nous étions enfin en apesanteur !
         On nous avait prévenu de faire très attention afin d’éviter tout mouvement brusque.  J’ai eu un peu de misère à me retenir tant j’étais ravi d’être dans l’Espace !  Et c’est alors que j’ai vu les visages radieux de mes coéquipiers : « Ça y est, on y est, on est en orbite ! »
         Mais nos réjouissances n’ont pas duré longtemps puisqu’on avait déjà des tas de choses à faire…  Notre mission commençait sur-le-champ.
        Ah, j’ai tant de choses à raconter que je pourrais continuer mon récit durant des heures…  C’est sans doute ce que je ferai de retour sur Terre.

        Justement, un autre journaliste m’a demandé si j’éprouvais des craintes concernant notre retour sur Terre.  « Sincèrement, m’a-t-on demandé, n’éprouverez-vous pas un peu de peur lorsque vous descendrez dans l’atmosphère terrestre ?»  Évidemment, je ne pourrai répondre à cette question que lorsque j’aurai vécu l’événement.  Mais tout ce que je puis dire pour l’instant, c’est que je n’éprouve aucune crainte quand je pense au retour.
        Bien sûr que je suis conscient qu’il s’agit d’une opération risquée, mais c’est le cas pour chaque instant passé dans l’Espace.  Mes coéquipiers et moi réalisons les risques que nous courrons et c’est pour cela que nous nous y sommes préparés avec tant de minutie.  C’est aussi pour cela qu’on n’improvise jamais quoi que ce soit et que nous bénéficions de la supervision de centaines de personnes les plus qualifiées pour mener à terme notre mission et nous ramener sain et sauf sur Terre.
        Pour moi, le retour est une autre étape de notre mission, une étape pour laquelle nous nous sommes bien préparés.  J’ai donc confiance que tout ira bien.
        J’ai bien sûr hâte de revenir sur Terre pour raconter tout ce que j’ai vécu en orbite.  Mais, en même temps, je sais aussi que j’aurai à peine redécouvert les lourdeurs de la gravité terrestre que je rêverai de retourner en orbite...
            Non mais, quel métier fascinant que celui d’astronaute !!
 
© Claude Lafleur, 2006
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