La puissance des mots

Je pèse le poids de mes mots,

Mes mots qui valent ce qu'ils valent.

Mais, en tout cas, ce sont les miens;

Et ces mots, quand j'te les lance

Et que tu ne les attrapes pas,

Je pèse le poids de l'absence,

Avec ma rage au bout des doigts.

de Mama Béa

        Vous est-il déjà arrivé d'écrire à quelqu'un, à une personne inconnue, et de vous demander comment l'autre interprètera vos mots, ceux que vous choisissez de placer spécifiquement pour elle? Internet offre cette possibilité de se faire connaître d'abord par ses mots. Mais qu'arrivent-ils à ces mots? Jusqu'où se rendront-ils dans l'esprit de l'autre? On ne le sait pas toujours...

        Il est un peu étrange de penser que nos mots peuvent être lus sous un angle totalement différent du nôtre et que le message que nous avions l'intention de transmettre ne soit peut-être jamais parvenu à bon port. Ne connaissant l'autre que par ses mots, on ne peut pas toujours savoir comment il lira les nôtres; tout ce que l'on sait c'est qu'il les saisira au vol, les cadra selon sa propre fantaisie et nous renverra les siens en réaction à ce qu'il a interprété des nôtres. Quelle lecture en a-t-il fait vraiment? C'est un peu le mystère... encore plus lorsqu'ils sont offerts seuls, laissés à eux-mêmes sans que d'autres indices parlent pour eux ou avec eux, sans que notre présence, nos gestes, notre voix, puissent en nuancer les propos.

        Ce fut d'ailleurs un de mes premiers constats lorsque je me retrouvai dans la peau de la correspondante profane, peu habituée à détailler et à faire attention à chacun des mots que je choisis pour l'autre. J'en ai fais part à ce premier correspondant:

Quand deux personnes sont l'une face à l'autre, il y a plein de messages qui passent sans qu'il y ait eu de mots prononcés, il y a plein de clefs pour ajouter aux mots qui sont dits. Habituée à ce genre de contact, je les prends pour acquises ces clefs. Je pense toujours que c'est évident pour toi comme si tu étais devant moi. Il est donc vrai que je ne détaille pas trop parce que les détails sont pris pour acquis dans ma tête. Tout ça fait que je ne mesure pas toujours la portée de mes mots, croyant que l'autre a suffisamment d'indices pour nuancer le tout. Je ne sais pas si je te l'ai déjà dit, mais contrairement à toi, c'est la première fois que j'apprends à connaître quelqu'un à travers les mots, l'écriture. Et j'admets ne pas être habituée à ce que chacun de mes mots soit retenu. Cela me demande d'être prête à les expliquer, à les définir toujours mieux pour que l'autre saisisse bien ce que je veux lui dire.
        Ce à quoi il répondit:
L'écrit n'est pas la notation symbolique de l'oral, beaucoup s'y perdent en croyant cela. Je suis quelqu'un de l'oral et je dois m'adapter pour l'écrit. Il faut savoir que même si l'Internet renvoie vite, il y a un délai dans l'écrit. C'est pour cela que je te disais que si on était ensemble, je continuerais de t'écrire parce que je pourrais ainsi introduire de la distance et du temps dans la relation. Par l'écrit s'établit une forme de la relation, impossible autrement. Il faut savoir aussi que l'autre à qui l'on écrit n'a rien à quoi se raccrocher si on ne lui donne pas les clefs des mots, il est obligé d'attendre le prochain train, le prochain message. Les souriants, c'est fait pour ça, pour dire simplement comment quelque chose qui donne plusieurs lectures possibles doit être lu. Ça dit aussi à l'autre qu'on ne joue pas aux énigmes, qu'on ne piège pas, qu'on sait qu'il peut souffrir et qu'on ne veut pas cela.
        En fait, c'est ce manque de clefs qui donne de la puissance aux mots puisque cela offre à l'autre toute la latitude pour les interpréter à sa guise. Leur puissance dépend de la façon dont ils seront reçus par celui ou celle à qui on les adresse. À vrai dire, ce ne sont pas les mots qui sont puissants, c'est la façon dont l'autre les recevra et comment il les interprétera. Et puisqu'il n'y a que les mots pour nous annoncer, ils seront nécessairement teintés de ce que l'autre veut bien en faire. On ne peut pas savoir à l'avance la tournure qu'ils prendront puisque ce sera l'autre qui y mettra le ton, qui y verra l'intention, qui déterminera le rythme des mots et qui choisira sur lesquels de ces mots mettre l'emphase.

        Par contre, il arrive souvent que notre imagination nous joue des tours et notre interprétation nous éloigne de ce qui est là en clair. Par exemple, un de mes correspondants avait crû reconnaître chez moi un caractère anti-conformiste, totalement dégagée de ce que les autres peuvent penser, un peu comme à son image, alors que cette description ne me ressemble pas du tout. De la même façon, je le voyais comme étant un être sociable, bien entouré alors qu'il me répétait sans cesse qu'il était très retiré, genre «sauvage». On avait beau constamment rectifier le tir, on restait tous les deux sur nos premières impressions. Tous les deux placions l'autre à la hauteur de nos attentes. Je le voulais sociable, il me voulait indépendante. On lisait donc et interprétait chacun des mots de l'autre en fonction de cette perception ou autres préférences sans nécessairement tenir compte de la réalité. On le savait... mais on en faisait abstraction, comme si notre fantaisie ne voulait rien savoir de cette réalité!

        Pensons-y un seul instant. On sait que les gens qui vivent ensemble depuis des années et qui ont accès à toutes les références possibles pour mettre de la chair autour des mots -- gestes, habitudes de vie, ton de la voix, expression du visage, connaissance de l'autre... -- sont quand même sujets à de sérieux problèmes de mésinterprétations. Imaginons maintenant l'écart qu'il peut y avoir entre deux inconnus qui n'ont accès qu'aux mots écrits de l'un l'autre! Il est alors facile de comprendre que les perceptions de l'un l'autre vagabonderont à leur gré et erreront selon le bon vouloir de leurs imaginaires. Ce qui n'est pas sans charme!

        Faisons nous-même l'exercice... Je vous fais part d'un petit courriel et on essaie de voir comment on l'interpréterait si un bon matin on le trouvait dans notre boîte à lettres...

En passant... j'avais envie de sentir ta fragrance... Je t'envoie mes petits lutins pour t'accompagner aujourd'hui et je reviendrai te border en soirée.

Je pense à toi ma belle...

        Alors qu'en pense-t-on? Voilà un bien joli mot, non? Du moins si nous en faisons toutes la même lecture! Mais probablement que nous lirions différemment ce message selon le lien que nous avons avec l'auteur, selon si on est son enfant, une amie, une amoureuse, une correspondante ou tout simplement une inconnue.

        Et si j'étais son enfant, comment je le lirais? Je serais peut-être charmée par cette attention parentale (à moins que j'ais 18 ans et que je trouve que le parent est un peu trop encombrant!!!). Si j'étais sa bonne amie qui se trouve actuellement dans le grand désert affectif, ce courriel pourrait être alors lu comme une belle attention qui met un peu de tendresse dans ma vie de solitaire. Par contre, si j'étais son amoureuse, je m'attarderais peut-être à certains mots comme la fragrance, le désir de me sentir, le lit, qui pourraient alors me suggérer une allusion sensuelle. Mais cette même amoureuse pourrait tout aussi bien interpréter les lutins comme un désir de contrôle ou encore un message infantilisant ou paternaliste. Tout dépend de la relation que l'on a avec cet homme et de l'humeur dans lequel se trouve notre relation au moment de la lecture. Et quant à l'inconnue, cela dépendra. Recevoir un mot de quelqu'un qui nous est complètement étranger risque de nous laisser sur l'effet de surprise. S'est-il trompé d'adresse? Est-ce quelqu'un qui tend une perche au hasard de la Toile? Est-ce quelqu'un qui me connaît et qui se cache derrière l'anonymat?

        À cet effet, il m'est déjà arrivé de tenir une longue correspondance sensuelle avec un homme dont je ne connaissais que la plume; et un bon soir, la lettre qu'il devait me faire parvenir s'est entremêlée dans les filets de la Toile pour aboutir chez une autre femme du même prénom que moi ayant une adresse relativement semblable à la mienne. Aussitôt reçue, elle le lui retourna, supposant que le message ne s'adressait pas à elle; mais elle prit la peine d'ajouter une petite note comme quoi elle a bien aimé lire ce message et qu'il n'y avait aucun problème à ce que l'erreur d'adresse survienne de nouveau. De toute évidence, pour cette inconnue, l'expérience fut amusante.

        Par contre, si ce même mot nous parvenait d'un correspondant régulier que l'on a jamais rencontré, ce message serait essentiellement interprété selon le type de relation virtuelle que nous entretenons ensemble, selon le contexte dans lequel on se trouve au moment où on lit le message, notre façon de voir la vie, nos besoins, nos rêves, etc. Toutes les hypothèses sont alors possibles et appartiennent principalement à la lectrice! Elle n'a que ces mots pour lire le message, sans aucune autre référence et surtout sans aucun autre obstacle; ce qui laisse par ailleurs beaucoup de place à la fantaisie, la création de l'autre, et l'imaginaire!

        En fait, autant le courriel, qui n'offre que des mots, peut être vu comme limité, laissant trop de place à l'imagination pour construire l'autre, autant il offre aussi une très grande liberté de communication. Est-ce que l'on tiendrait les mêmes propos si l'on se trouvait face à l'autre? Est-ce que l'écriture ne nous permet pas de se montrer à l'autre avec plus de profondeur, de transcender notre peur du ridicule ou du regard jugeant de l'autre, de faciliter l'expression de certains sentiments?

Tu as dit que l'écrit est nouveau pour toi, et que tu as par contre beaucoup «pratiqué» le contact direct. Moi, j'ai écrit de long en large et en travers, j'ai inventé l'autre plus que l'on peut se l'imaginer. Je t'ai dit à ma façon, que moi, la tendresse proche, ça a pas été tous les jours. Alors c'est par l'écrit que je l'ai trouvée...
        Par courriel, je me suis révélée à l'autre comme jamais je n'aurais osé de visu. Parler de mes besoins, envies, attentes, sexualité, montrer mes vulnérabilités et mes états d'âme: tout ça fut possible grâce à l'écran qui me protège du regard de l'autre et me donne le temps de placer mes mots tout en restant connectée avec ce qui se passe à l'intérieur de moi. J'ai trouvé une lettre d'un homme qui faisait le bilan suivant:
De toi, restera l'émotion d'écrire, le plaisir de prendre le temps de choisir les mots qui me collent à la peau, qui illustrent ce que je vis en moi, et qui ne seraient jamais murmurés, si ce n'était que je pouvais les écrire. J'aime cet échange de mots avec l'Autre. Le courriel m'a permis de découvrir cet aspect de moi, cette libération, ce besoin de libération. Et tu auras été mon premier vis-à-vis, celle avec qui j'ai pu écrire autrement, qui m'a accueilli et qui m'a introduit dans ce monde de l'écriture différente.
      Enfin, l'écriture peut nous faire gagner en audace, une audace que la présence ne nous permettrait pas. On n'a qu'à penser à ceux et celles dont la séduction n'est pas un terrain d'aisance, qui cherchent à rencontrer l'autre par un autre mode que l'attrait physique, qui sont inconfortables avec le contact direct, qui sont très timides ou introvertis, qui espèrent une communication différente ou qui, tout simplement manient plus facilement la plume que la parole. À chacun son charme et son mode de communication! Le courriel n'est qu'un médium et, vu ses avantages, il peut sembler plus intéressant pour certains que pour d'autres.

        Pour la forme, imaginons un homme qui vous aborde dans la rue ou dans un bar en tenant les mêmes propos que dans le message des lutins ci-haut mentionné, quelle serait votre réaction? S'il nous est totalement inconnu, allons-nous nous amuser de son propos comme celle qui avait reçu par inadvertance le courriel «allumé» qui m'était adressé? Pas certaine. Il y en a qui penseront peut-être qu'elles ont affaire à un manipulateur qui veut les entraîner dans son filet, d'autres à un homme qui a des problèmes de santé mentale, quelques-unes y verront un hurluberlu qui tente maladroitement de séduire. Rares seront celles qui se laisseront charmées par cette approche directe avec un langage aussi fantaisiste. Même si par courriel, les propos sont acceptables ou voire charmants, dans le face à face, ils peuvent sembler déplacés. Sûrement parce que ce contexte est inhabituel et ne fait pas partie de nos façons d'être. La femme qui est abordée ne se sent pas suffisamment dégagée (voire même en sécurité) pour pouvoir se laisser aller à l'imaginaire et à la fantaisie comme elle aurait pu le faire derrière son clavier. Il y a aussi la présence de l'inconnu qui fournit de nouveaux indices sur le personnage et qui influencera notre jugement. Il y a maintenant plus que les mots, il y a un physique, une approche, une odeur, une voix, un regard... Et ces données influenceraient sûrement notre perception de la situation. Si cet inconnu était nanti d'un physique attrayant et solide, notre réaction serait sûrement différente par rapport à celui qui est sale, les cheveux en broussaille et le regard fou! Ce sont là des informations qui donnent une couleur particulière aux mots. Et sans ces informations, il ne reste que notre imagination pour les colorer. Et sur ce terrain, il n'y a pas d'interdit, ni de peur, ni d'insécurité...

        Les mots peuvent alors nous sembler puissants puisqu'ils nous font tout l'effet que nous voulons bien qu'ils aient sur nous. Il y a l'intention de l'autre, de celui ou celle qui place des mots pour nous, qui s'adresse spécifiquement à nous, et il y a notre imagination, qui recadre ces mots en nous selon notre fantaisie et nos attentes. Et entre les deux, il y a des mots qui ne demandent pas mieux que de faire vibrer...

        Ce n'est donc pas tout blanc ou tout noir, la puissance des mots est en bonne partie un jeu d'imagination, il s'agit d'en être conscient!

À suivre dans: Au-delàdu virtuel

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© Claude Lafleur, 1999