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Août 1957 Récit précédent

Si on avait su…

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     Le mois d’août marque un tournant dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, un missile intercontinental capable d’anéantir une ville en quelques minutes est testé avec succès. Le mois est aussi ponctué d’événements insolites.

     Août débute avec un autre rappel de la part des Soviétiques. Le professeur Evgueni Fyedorov qui, selon le New York Times, vient d’être nommé à la tête du programme de satellites, précise que bien qu’aucune date n’ait été fixée, «le premier satellite sera lancé à l’aube par une fusée à trois étages». Ce rappel est rapporté dans le quotidien new-yorkais le 4 août, soit exactement deux mois avant le lancement de Spoutnik.
 

Sans que nous le sachions à l’époque, la conquête de l’espace donne déjà lieu à une double course. Non seulement les Américains sont-ils en piste contre les Soviétiques mais entre eux, aux États-Unis mêmes, une course a lieu entre l’Armée de terre et la Navy.
L’Armée aux trousses de la Navy

     Le 7 août, l’Armée de terre américaine récupère pour la première fois la tête d’un missile Jupiter à la suite d’un vol balistique de deux cents kilomètres. À l’intérieur de cette ogive se trouve une lettre destinée au major-général John Medaris, commandant de l’équipe d’ingénieurs à l’origine du tir. Le message dit: «Si vous recevez cette lettre, c’est qu’il s’agit de la première livrée par missile.» (Dans les années 1950, on pensait que le courrier serait un jour expédié par missiles.)
     Ce qu’on ignore à l’époque (et qui nous sera dévoilé que des années plus tard), c’est qu’impressionné par ce succès, Medaris ordonne de réserver «de précieux missiles» pour une «opération nettement plus spectaculaire» — c’est-à-dire, dans son esprit, le lancement d’un satellite. 
      Medaris communique d’ailleurs avec son supérieur pour lui signifier que: «Nous pouvons préparer deux missiles de telle sorte que le lancement d’un premier satellite pourra être effectué suivant un préavis de quatre mois, suivi d'une deuxième tentative un mois plus tard.» 
     Comme nous le verrons sous peu, le major-général n’attend que l’ordre de procéder. Or, le président Eisenhower ayant ordonné le lancement d’un satellite à la Navy, sa conduite équivaut à de l’insubordination. En fait, Medaris agit ainsi parce qu’il considère que les chances pour que le projet Vanguard réussisse à lancer un satellite durant l’année géophysique sont «si minces que cela constitue un pari absurde.»
     Medaris voit juste. À Cap Canaveral, le personnel préparant le troisième tir d’une Vanguard ne parvient toujours pas à procéder aux tests d’allumage des moteurs-fusées prévus avant le tir. L’un des responsables du programme confiera des années plus tard que, contrairement à ce qu’on disait à l’époque, la fusée Vanguard représentait un immense défi technologique. (Alors que le missile Jupiter était prêt.)
     C’est dire que, sans que nous le sachions à l’époque, la conquête de l’espace donne déjà lieu à une double course. Non seulement les Américains sont-ils en piste contre les Soviétiques mais entre eux, une course a lieu entre l’Armée de terre et la Navy. Hélas, personne n’a conscience du fabuleux suspens.
 

Le sommet d'un missile se termine par une ogive servant à protéger une bombe. Le missile Jupiter A fait treize fois la hauteur d'un homme. 

 
John Medaris (1902-1990)

Vétéran des deux guerres mondiales, il est devenu en 1955 le premier commandant de l'agence ABMA chargée de concevoir les missiles de l'Armée de terre. Sous la direction de Wernher von Braun, cette agence a développé le missile Jupiter qui lancera éventuallement le premier satellite américain. (Biography of John B. Medaris)


 
 
 
 
 
Exemple d'une trajectoire balistique de missile. À la suite du décollage (à gauche), les moteurs-fusée du missile fonctionnent durant quelques minutes avant d'être éteints. Le missile poursuit sur sa lancée (telle une balle de fusil), réalise un vol balistique, avant de retomber sur sa cible.
Coup de canon vers l’espace

     Sans qu’on le sache non plus, une première «satellisation» est peut-être survenue dès le 10 août.
     Ce jour-là, dans le désert du Nevada, le physicien Bob Brownlee procède à une curieuse expérience. Il tente de contenir l’effet d’une explosion atomique provoquée au fond d’un puits de 150 mètres.  Or, lorsqu’il déclenche l’explosion, un couvercle de plusieurs centaines de kilos est violemment projeté en l'air.  L’opération ayant été filmée, le chercheur a pu par la suite évaluer que le couvercle s’est envolé à une vitesse dépassant de plusieurs fois celle requise pour expédier un objet dans le système solaire. 
     Il pourrait s’agir du premier objet de fabrication humaine à avoir quitté la Terre. Cependant, le couvercle n’étant muni d’aucun émetteur, jamais on ne saura ce qu’il est devenu. 
 

En 1865, dans son roman De la Terre à la Lune, Jules Verne avait imaginé le tir d’un obus par un canon en direction de la Lune. C’est en quelque sorte ce qui a peut-être été réalisé (accidentellement) 88 ans plus tard!
Enfin, le succès

      Le 21 août, les Soviétiques procèdent en secret au quatrième tir d’un missile R-7. Cette fois, tout se passe bien. Au décollage, le missile s’élève normalement et grimpe jusqu’à 1 350 kilomètres d’altitude. Décrivant une longue courbe balistique, il plonge ensuite vers la Terre à la manière d’un météore.  Puis, tel que prévu, il retombe en Sibérie, à 6 500 kilomètres de son point de départ. 
     Toutefois, l’ogive à la pointe du missile se désagrège à haute altitude.  Normalement, elle aurait dû résister à la friction de l’air pour venir percuter le sol.
     L’incident est fâcheux. L’ogive d’un missile sert normalement à protéger la bombe qu’elle renferme jusqu’à ce que celle-ci explose près du sol. Elle est faite de matériaux capables de résister à la chaleur générée par la friction de l’air durant la rentrée dans l’atmosphère. (Dans le cas de tirs d’essai, l’ogive ne contient jamais de bombe.)
     C’est dire que si le R-7 vient de prouver sa capacité à expédier des bombes à longue distance, la désintégration de son ogive signifie qu’il ne peut les livrer jusqu’à la cible visée.
     L’opération est néanmoins célébrée comme un franc succès, puisqu’elle démontre de façon irréfutable qu’un missile R-7 peut voler. Reste maintenant à concevoir une ogive résistante au retour dans l’atmosphère — ce que les Américains ont démontré il y a deux semaines lors du tir du missile Jupiter qui a tant réjoui le major-général Medaris.

Révélations

     Normalement, la mise au point d’une arme est un secret d’État jalousement préservé.  Même lorsqu’on sait que les militaires travaillent à la conception d’une nouvelle arme, on apprend rarement le résultat de leurs essais. Toutefois, dans le cas du premier tir réussi d’un missile de portée intercontinentale, l’information est si significative que les autorités soviétiques décident de la rendre publique. Par conséquent, le communiqué de l’agence de nouvelles TASS, publié cinq jours après le fait, est historique.  On y lit: 
     Conformément au programme de recherche scientifique, l’essai réussi d’un missile balistique intercontinental, de même que la détonation de bombes nucléaires et thermonucléaires, ont eu lieu en Union soviétique.
     Un missile balistique à étages multiples de super-longue portée intercontinentale a été lancé il y a quelques jours. L’essai de la fusée a été un succès. Il confirme la justesse des calculs et des concepts retenus.
     Le missile a atteint une altitude record. Franchissant une grande distance en peu de temps, il a atterri dans la zone prévue. Les résultats obtenus montrent qu’il est possible d’acheminer un missile en n’importe quel point du globe. 
     [D’autre part], une série d’explosions d’armes nucléaires et thermonucléaires (à hydrogène) a été réalisée en U.R.S.S. au cours des derniers jours. Afin de préserver la sécurité de la population, ces explosions ont eu lieu à haute altitude. Ces essais ont été concluants. 

Décollage d'un missile R-7.

 
La tête d’un missile R-7 (l’ogive) est destinée à protéger la bombe nucléaire contre la friction de l’air durant la rentrée dans l’atmosphère.

 
Lorsqu’un objet entre à vive allure dans l‘atmosphère, la friction de l’air le transforme en un météore. Ici, la capsule d’Apollo 8 lors de son retour sur Terre en décembre 1968. Il faut donc protéger l’objet à l’aide de matériaux résistants à des milliers de degrés. 

 

     Le New York Times souligne: «Si ce compte-rendu est véridique, le camp communiste vient de remporter l’ultime course pour développer une fusée capable de parcourir la planète d’un bout à l’autre. Le type de missile que l’Union soviétique affirme posséder est considéré en Occident comme l’ultime arme de guerre susceptible d’être mise au point. Advenant le déclenchement d’une guerre entre les deux camps rivaux, une telle arme pourrait être tirée du territoire de l’un en direction de n’importe quel point du globe.» 
     «De surcroît, poursuit le quotidien, cette annonce est faite en lien avec la révélation que le gouvernement soviétique a aussi testé ces derniers jours “une série d’armes nucléaires et thermonucléaires (à hydrogène)”.  Au moins l’un de ces tests a été détecté par les Etats-Unis.»
Permission requise

     Fort de ce succès, Sergueï Korolev demande, lors d’une réunion avec les responsables du programme R-7, la permission de procéder au tir d’un satellite. Certains participants ne voyant pas l’intérêt d’une telle opération, Korolev se bute à une vive opposition. La réunion prend fin sans qu’il obtienne gain de cause.
     Combatif, il revient à la charge lors d’une seconde réunion. Astucieux, il finit par déclarer: «Je propose que nous portions la question de priorité nationale du lancement du premier satellite artificiel de la Terre devant le Présidium du Comité central du Parti communiste. Laissons-les décider!» Ses opposants ne voulant pas risquer d’être contredits par les instances suprêmes, ils acquiescent finalement à sa demande.
     Korolev devra cependant réussir un second tir de missile en septembre. Par conséquent, il ne pourra souligner dignement le centenaire de Tsiolkovski.

Suite: Septembre 1957: À l’aube du rêve

Voir aussi: August 1957: The "Ultimate Weapon" Is Here dans The Great Adventure Project

© Claude Lafleur, 2010 Mes sites web: claudelafleur.qc.ca